Log Cabin Chronicles

Beurre-Noir ou la mésaventure d'un chat perché

MARIO LEBLANC

LA PETITE ville de Mâle-Hibou reprend petit à petit ses activités quotidiennes après une nuit de sommeil bien mérité. Ce matin-là, Beurre-Noir le chat patrouille son territoire. (Son maître l'a nommé ainsi à cause de la tache noire qui entoure son oeil gauche.)

À l'affût de nouvelles découvertes, de nouvelles odeurs que l'automne apporte, Beurre-Noir poursuit sa tournée. Mais voila qu'au détour d'une haie, il se trouve nez à nez avec le méchant toutou de la voisine, Cabanon, qui se donne toujours un mal de chien pour causer des ennuis à ceux qu'il considère ses ennemis. Alerte à Mâle-Hibou! N'écoutant que sa frayeur, Beurre-Noir, Cabanon à ses trousses, se précipite vers le premier endroit sécuritaire en vue: le grand érable situé à l'arrièrre de la propriété de son maître.

Poussé par l'énergie de la frayeur, il se met à grimper, grimper et grimper encore plus haut, tellement qu'il se trouve rapidement au sommet de l'arbre. Resté en bas, Cabanon aboie à s'en décrocher les mâchoires, ce qui agace royalement la voisine qui finit par le rappeler. À contrecoeur, le chien retourne auprès de sa maîtresse, qui le fait rentrer.

"Tiens, tiens," se dit Beurre-Noir sur sa branche, "je ne savais pas que les chiens ignoraient comment monter aux arbres. Je suis bien content d'apprendre cela: la prochaine fois, je grimperai moins haut, et je pourrai le narguer bien en sécurité sur une branche hors d'atteinte. Ha, Ha, Ha! Quel idiot, celui-là!"

Il rit de bon coeur pendant un bon moment, d'un rire qui ne réussit pas cependant à cacher la frousse qu'il vient tout juste d'éprouver. Puis, calmé, il s'attarde à regarder passer les camions, les automobiles, les bicyclettes et les piétons, qu'il juge ridiculement petits vus de son poste d'observation élevé. Comme il se sent important! Il s'imagine alors être rien de moins que le maître du monde.

Sur une autre branche non loin de là, Théo le moineau, qui se prépare pour l'hiver qui s'en vient, remarque la présence de cet étranger dans l'arbre. "Que vient-il faire dans les parages, celui-là? En voilà un drôle de moineau poilu! J'espère que ce n'est pas pour un autre sondage," soupire-t-il, poursuivant ses activités.

Mais après quelques heures dans l'arbre, le bizarre gargouillis qui s'échappe de l'estomac de Beurre-Noir lui rappelle qu'il y a belle lurette qu'il ne s'est rien mis sous la dent.

"Je me suis bien amusé, mais il faut que je redescende maintenant. J'ai l'estomac dans le bout de la queue." (Comme tout chat qui se respecte, Beurre-Noir ne connaît pas l'expression avoir l'estomac dans les talons.)

C'est alors qu'il s'aperçoit qu'il ne peut plus redescendre. "Oh non! Je suis coincé ici!" remarque-t-il, épouvanté, "comment faire pour atteindre le sol?" Beurre-Noir réalise alors que, si les chiens ignorent comment monter aux arbres, il ignore pour sa part comment en redescendre...

La peur le paralyse. Son esprit imagine le pire, qu'il mourra de faim ou qu'il tombera de l'arbre et se fera mal. II se met alors à penser au Portier, son maître. (Pour se venger de son maître qui l'a appelé Beurre-Noir, ce dernier lui a donné ce surnom car à chaque fois qu'il miaule pour sortir, son maître va lui ouvrir la porte.)

Le soir approche et Beurre-Noir s'accroche toujours à sa branche. Désespéré, il se met à miauler sa détresse. Mais le bruit des voitures étouffe ses appels à l'aide, ce qui fait que personne ne l'entend, et son maître encore moins que les autres puisqu'il n'est pas revenu de son travail.

Décidément, cet étranger fait bien du bruit, se dit Théo, qui décide d'aller se renseigner.

"Bonjour, je me nomme Théo le moineau. Quoi de neuf, docteur?"

"Mon nom est Beurre-Noir. Je suis coincé dans cet arbre et je ne peux pas en descendre!"

"Pourquoi ne fais-tu pas comme quand tu es grimpé, mais à l'envers?"

"J'ai peur!"

"Tu sais, il arrive que dans la vie il faille vaincre sa peur. Par exemple, quand nous étions petits, mes soeurs et moi, maman nous a précipités dans le vide du haut de l'arbre où se trouvait notre nid."

"Mais c'est terrible de faire ça!"

"Mais non, Beurre-Noir, mais non. Nous n'avions pas le choix. C'est la loi de la nature, vois-tu. Et puis tout s'est bien passé, puisque nous nous sommes tous mis à voler; le fait de pouvoir désormais nous déplacer facilement dans le ciel nous a vite fait oublier la peur de s'écraser. Une fois la peur vaincue, il arrive parfois que l'on découvre de beaux trésors qui, sans cela, seraient restés cachés à tout jamais."

"Moi, je n'aurais jamais pu."

"C'est ta peur qui t'empêche de bouger, de descendre de cet arbre."

"Comment faire pour redescendre alors, Théo?"

"C'est bien simple. Tu n'as qu'à imaginer que tu lances ton coeur jusqu'au pied de l'arbre. Tu t'apercevras très vite que tu ne peux pas vivre sans lui et tu auras tôt fait de vouloir le rejoindre."

Comme tout ça parait difficile! Malgré tout, Beurre-Noir est bien déterminé à essayer. Il commence par se concentrer très fort, puis, suivant le conseil du moineau, s'imagine en train de lancer son coeur au bas de l'arbre. "Théo a raison: ce doit être pour cela que les sans-coeur ont l'air moins vivants que les autres", songe-t-il.

Et c'est à la suite de cette réflexion qu'il parvient à vaincre sa peur et à foncer. Les griffes fermement plantées dans l'écorce de l'érable, il se laisse lentement et prudemment descendre le long du grand végétal. Petit à petit, il se rapproche de son objectif: la terre ferme.

Dès qu'il touche le sol, Beurre-Noir se sent tout joyeux. "Ah, comme c'est bon de retrouver la bonne vieille terre de ses ancêtres," pense-t-il. Mais sa joie provient surtout du fait qu'il a vaincu sa peur et qu'il se sent fort et confiant comme il ne l'a jamais été.

"Bon, je crois que je ferais mieux d'aller retrouver mon Portier avant qu'il ne s'inquiète trop. C'est qu'il serait bien capable d'ameuter tout le quartier, celui-là! Bonsoir Théo, et mille mercis pour la leçon!"

Mario Leblanc, écrivain, demeure à Stanstead, Québec..